Réfléchir un peu de temps en temps, ça n'est pas si douloureux, parole. Peut-être est-il encore plus louable, d'ailleurs, de faire réfléchir les gens en douce, sans qu'ils ne s'y attendent, plutôt qu'au sein d'une œuvre ou d'un acte définis par essence comme "intellectuels". C'est peut-être par la sourdine, par l'entremise de l'embuscade que l'on parvient à ses fins, étant entendu que la finalité soit l'éveil du plus grand nombre. Dominique A l'a sans doute compris, qui depuis deux albums et trois années a orienté sa musique vers moins de complexité, moins de circonvolutions, moins de grands mots aussi, pour l’entraîner sur un terrain que j'appellerai français et qui consiste en un chant devançant la Musique.
C'était pourtant ainsi qu'il s'appelait l'album d'avant, "La Musique". Enregistré à domicile, en solitaire, il se démarquait déjà des autres disques de la décennie passée, de ceux que "Remué" (1999) avait enfantés, blocs nostalgiques au mieux, mélancoliques sinon. Des disques au cours desquels on entendait A explorer une voie musicale à la fois, jusque dans ses moindres recoins, avec souvent beaucoup de réussite. Le très réussi "L'Horizon" avait d'une certaine façon donné plus de corps, de puissance à la voix du chanteur, et l'avait ramené au plus près des racines françaises de la chanson (on y entendait souffler le vent des côtes Atlantique). Il ne s'est de toute manière jamais agi là d'un "singer/songwriter" usant de la langue de Molière. Avec Dominique A, on a toujours pensé au mot "chanson". Cependant, l'assurance et le talent aidant, les circonstances simplifiant sans doute les choses, les disques affluèrent avec en arrière-plan ce probable désir (satisfait désormais et engendré peut-être par les post-poppeux anglais de la fin des années 90, de Radiohead à Portishead) de se montrer capable de composer, d'arranger, d'être sérieux et appliqué.
(L'Horizon, jouée à la FNAC en concert privé en 2009)
Débarrassé de tout cela depuis "L'Horizon", et surtout "La Musique", Dominique A est aujourd'hui, plus que jamais, un chansonnier français et ce nouvel album, en ce sens, est une parfaite réussite. Au même titre que son prédécesseur, d'ailleurs, mais leurs qualités et défauts respectifs sont inverses. "La Musique" était une façon pour Dominique A de chanter Dominique A sans pression ni vision... Décomplexé, démuni de tout impératif, Ané y chantait les sentiments et les histoires qui l'habitaient à ce moment-là. C'était une sorte de fourre-tout dont l'habillage hétérogène donnait une impression de compilation. L'ajout à "La Musique" d'un second disque ("La Matière"), encore plus fouillis, ajoutait à la confusion sonore. Il y avait des chansons jouées sur une simple guitare acoustique, d'autres arrangés avec des synthés, de la boite à rythme... Des morceaux enthousiastes, d'autres mouligasses, de la mélancolie, de la nostalgie, etc.
"Vers les Lueurs", de la même façon, ne relève pas d'une profonde homogénéité sonore. On y trouve un même fond d'obédience "pop" ou "rock" dans la composition mais des méthodes divergentes d'une chanson à l'autre, et parfois même quelques erreurs de parcours (l’agressivité adolescente para-Noir-Désir de Close-West, la batterie de Quelques Lumières), timides mais qui renforcent cette impression d'une inégalité de concentration et d'une hétérogénéité qui, par définition, tend à appeler le mot "variété", mais c'est davantage à Bruce Springsteen (un coutumier du dilemme entourant l'enregistrement de la batterie) que l'on penserait, plutôt qu'à Calogero. La différence est de taille, et c'est aussi ce qui diverge entre ce disque et le précédent : le propos, les paroles et la voix sont forts. De là, qu'importe si les compositions et les arrangement se contentent d'assez peu, d'une simplicité d'apparat, puisque ce ne sont plus que des accompagnateurs. Quiconque n'écoute pas les paroles d'un auteur, qu'il soit chansonnier ou songwriter, loupe assurément la majeure qualité d'un tel disque, ce qui est d'autant plus vrai dans le cas d'un disque dont la musique n'est souvent qu'un prétexte.
(Rendez-nous la Lumière)
Pas seulement pour autant. Il y a ça et là de très belles mélodies, de belles idées d'arrangements (les flutes et violons sur La Possession et Contre un Arbre), de l'émotionnel (la retenue faite de violente beauté de Par les Lueurs)... mais c'est la voix qui saisit. A chante certaines de ses plus belles lignes mélodiques, joue à faire léviter ses mots (Le Convoi), à les étirer (Contre un arbre) et sa voix est claire, palpitante, passionnante, et ce sans l'aide d'aucune fioriture, d'aucun gadget ni d'aucune grandeur. C'est une voix naturelle, unique, élémentaire, qui coule comme un fleuve au grand jour, et on ne peut douter des mots qu'elle convie.... Même s'ils ne sont pas nôtres. La naïveté indignée du single (le plus faible recoin de l'album) Rendez-nous la Lumière, l'adolescence futile de Close West ou le donzellisme de Vers le Bleu ne sont rien que l'on ne puisse encaisser tant la claire voix y amène une sincérité qui inspire. D'autant plus que lorsque le niveau du propos prend de la hauteur, les efforts sont récompensés. Le Convoi, l'ode terminale de près de dix minutes qui est le véritable chef d’œuvre ici, c'est de lui dont je vous parlais au début de ce papier lorsque j'évoquais la réflexion recelée par les lueurs de la commode variété qui emplit les lieux. Derrière des chansons moins intimidantes, moins longues, moins intéressantes, voilà que survient une épopée dont les mots saisissent et peut-être, éveillent.
Le Convoi est une chanson magnifique. Je n'ai pas la possibilité de vous la faire écouter comme je l'aimerais directement dans cet article, alors je vous laisse le choix entre une version live sur Youtube, dont le son ne rend pas hommage au propos, l'écouter sur Deezer, ou passer par ce lien, gracieusement fourni par Christophe Schenk, de Bon Pour les Oreilles.
Celle-ci, la plus belle et la plus mystérieuse et la plus inspiratrice des chansons françaises qui me soient passées par les canaux auditifs et l'esprit depuis longtemps, soulève le questionnement, quelque chose d'assez rare finalement ces dernières années, d'autant plus en ce qui concerne la musique populaire. De quoi s'agit-il vraiment ? Quel est-il ce convoi ? Je me suis posé la question et ai égrené les idées. D'abord convaincu qu'il s'agissait de la caravane des juifs fuyant l'Egypte sous l'égide de Moïse, puis décelant des indices évoquant une fête moderne, un défilé, la gay pride ou la techno parade, j'ai finalement décidé qu'A chantait ici sa vision de l'Indignation, celle la même que l'on n'entend plus autant qu'il y a quelques mois et que le chanteur personnifie par un convoi effrayant d'amour et cherchant une Terre Sacrée. Qu'il critique aussi, à sa façon, rendant le propos bien plus intéressant, comme en réponse à la naïveté de Rendez-nous la Lumière. Qu'il semble appeler de ses voeux, enfin, comme le laissait entendre Parfois J'entends des Cris. Une envie de révolution imprécise, pas vraiment dirigée, pas si naïve que ça... cristallisée en une sorte de The Times they're a Changin' chantée avec le sourire, un sourire bienveillant mais critique, celui que je préfère. Cela va sans dire, c'est là mon interprétation et pas la vérité d'une chanson qui peut signifier bien autre chose tant les mots sont évasifs et tant l'espace entre eux est grand. Une preuve de plus du talent de Dominique A, qui de toute façon était forcé de ne pas aller vers trop de simplisme, de n'être point trop direct (et c'est là que la différence avec Springsteen est gigantesque), lui qui a vu toute la classe politique de 2012 reprendre à son compte tel un axe principal de campagne la phrase qu'il avait prononcée dans un autre contexte en 2004 : "Tout sera comme avant".
Joe Gonzalez